7.9.07

Chroniques de Sireli (1 et 2)


Remise des prix

C’était une sorte de litanie : évora, abrantes, tartara, titrera, quetruit… Depuis quinze jours, l’auteur s’installait chaque matin à la table de l’huissier, seul au fond de la salle du banquet, et récitait ainsi des paroles sans suite.
La cérémonie avait déjà été retardée d’une semaine, et les journalistes se pressaient de plus en plus nombreux dans le hall tandis qu’il égrainait son monologue insensé. Dehors, l’huissier délogé faisait les cent pas loin de l’agitation ; la police patrouillait en silence ; et parmi la foule, une femme âgée vêtue de noire observait la scène sans dire un mot.
Il répète son discours, expliquait l’attachée de presse, rassurante, appuyée contre la porte comme pour le protéger des intrus. A-t-il perdu la tête ? se demandait-elle, paniquée, tandis que l’auteur, de l’autre côté, poursuivait, impénétrable, faisant comme si les lustres ne clignaient pas au plafond, comme si le couvert n’était pas dressé pour la remise des prix, comme si des millions de gens n’attendaient pas depuis trois semaines la fin de son baragouin : tahiti, pandémi, tajadod, timidi…
Timide, il a dit timide ! s’exclama le Français. Renouveau, crut reconnaître le traducteur farsi, qui en informa son gouvernement. 968 langues étaient ainsi représentées par leurs interprètes, attendant en vain de traduire le discours du lauréat. Reliés à leurs oreillettes, ils guettaient ses mots dans l’espoir d’y trouver un sens : viv, listéria, bibliofible…
Le jury se réunissait en huis clos à l’issue de chaque journée. Que faire ? On retarde encore d’une semaine ? Impossible ! Faisons comme si c’était français. Mais c’est du charabia ! On annule ? C’est l’œuvre qu’on récompense, pas l’homme ! Et si l’homme est devenu fou ?
C’était un personnage corpulent, doté d’une voix de stentor. Il mangeait peu depuis son arrivée, mais gardait toute sa stature. D’origine Nuyn, il était né en Europe Centrale, avait vécu au Moyen-Orient, avant de partir aux Etats-Unis. Le soir, à l’heure où il quittait la salle du banquet pour regagner son hôtel, les gardes du corps nouaient leurs bras pour former une haie afin d’assurer son passage. Il s’y engageait, tranquille, sans prêter attention au murmure qui s’élevait de chaque côté. La nouvelle de son comportement étrange s’était répandue à travers le monde, et chacun, au rang des curieux, y allait de sa théorie : est-ce une maladie ? Une posture ? De type situationniste ? Allez savoir ! Bien sûr, sa littérature au cours des ans est devenue plus ardue, inaccessible, hermétique au plus grand nombre… C’est comme s’il renouait ainsi avec sa langue maternelle, oubliée depuis si longtemps ! Il y a aussi eu cette visite, cinq ans auparavant, dans sa ville natale de Sireli… Savez-vous que les Nuyns, ce peuple si longtemps opprimé, l’ont vidée de l'autre partie de ses habitants.
Tarata, brulerai, lapandémi…
Au cours de la quatrième semaine, l’attachée de presse lui apporta une feuille et un stylo avec son repas. Le président du jury croyait en les vertus curatives de l’écriture. Mais le stylo resta intact, sur le bureau capitonné de l’huissier. L’auteur, simplement, faisait de grands gestes maintenant pour accompagner sa voix : nogou, biblio-fibre…
Les interprètes désertaient progressivement leurs boxes. Au bout de cinq semaines, une trentaine seulement restaient encore à leur poste. Qu’en pensez-vous ? demandait l’Italien à son voisin grec, moi, il me semble que c’est une sorte de latin originel ? Vous voulez dire du grec ! Il tente en vain de retrouver les racines indo-européennes de la langue, tranchait leur collègue indien. Je rentre chez moi ! s’énerva le bulgare. Et le représentant de la Tanzanie appelait son gouvernement pour obtenir enfin l’autorisation de partir.
Pour autant, la cérémonie n’était pas annulée, il fallait trouver des remplaçants, compétents et polyglottes de surcroît. Car tout cela commençait à coûter cher à la communauté internationale…
Alors, la femme en noir qui se tenait impassible dans la foule put gagner la cabine qu’on lui désigna sur le flanc de la grande salle. C’était une spécialiste du nuyn, mais elle avait également des notions de russe et de flamand.
Elle l’écouta, un doigt sur l’oreillette, sans répondre aux pics de ses voisins : il fallait bien un jour récompenser un représentant des Nuyn, peuple opprimé. L’auteur le sait, et c’est pour cela qu’il rechigne à recevoir son prix. Mais pourquoi alors ne pas le refuser franchement et en finir une bonne fois pour toutes ! Tous les Nuyns se comportent-ils ainsi ?
Elle faisait de longues journées, restant tardivement dans les locaux. Un soir où ses collègues avaient déserté la salle, elle descendit de son box vitré pour s’approcher de l’homme, qui poursuivait son récit, interminable, celui de : bizaban, rideveunu, numoi…
Sur sa robe noire, pendait un long collier de rubis oranges qu’elle se mit à triturer en lui racontant sa propre histoire, celle de cet art obscur, cette entreprise invisible de traduction qu’elle poursuivait depuis 30 ans, à l’image des scribes qui avaient copié jour après jour durant des siècles les textes ancestraux de la littérature nuyn. Les artisans comme elle se dissimulaient si bien derrière leur ouvrage, qu’on oubliait jusqu’à leur nom, et il ne se souvenait pas sûrement de l’avoir rencontrée il y a bien longtemps déjà, lors d’un voyage à Sireli.
L’homme se tut et observa la petite femme et les sillons creusés sur son visage.
Elle prit alors son air le plus docte pour évoquer cette société fondée sur la réciprocité et l’économie du don qui avait été la sienne jusqu’à ce que la victoire sur les peuples majoritaires ainsi que la prospérité capitaliste y mettent un point final.
Maintenant, dès qu’elle s’adressait à son collègue de l’université, celui-ci changeait immédiatement de sujet pour parler de sa propre carrière ; son père, lui, se mettait à brailler au bout de quelques phrases que ce n’était vraiment plus possible de vivre ainsi dans l’insécurité de ce monde ; et son mari, rapidement, détournait la tête pour ne plus l’entendre.
Tout cela, bien sûr, elle en avait l’habitude, et ne s’en étonnait pas. Elle connaissait le poids de listériordinère et avait vu venir, bienavankikonc, linvasion du moiomniprésent…
Elle ne s’était décidée à créer son propre langage que le jour où elle avait réalisé qu’elle aussi détournait le visage après avoir braillé contre le monde et n’avait en réalité envie de parler de rien d’autre que d’elle-même.
Voulait-il entendre sa litanie ?
En l’entonnant, elle se mit à agiter la main comme pour repousser au loin la table monumentale qui s’étendait à perte de vue, les lustres, et les box vides en haut de l’escalier.
L’auteur pendant ce temps s’était levé, et empochait avant de partir le stylo laissé par l’attachée de presse.
Le lendemain matin, l’huissier récupéra son bureau afin d’officialiser son refus.
Cinq ans après, le jury siégea de nouveau pour remettre le prix à la femme à la robe noire qui avait repris le flambeau de la littérature Nuyn, et dont les yeux au milieu de son visage émacié scintillaient de joie comme des rubis.

Naïri Nahapétian


La chanson

Elle adorait cette chanson. Dès qu’elle se retrouvait seule, Madère se la passait en boucle, d’abord en entier, puis juste un air, toujours le même, celui qui précédait le refrain. Il s’en échappait un essaim de larmes, des pluies de rires, au milieu d’artères de lumière. Cela la mettait en joie, lui donnait envie de faire des choses idiotes, de chanter à tue-tête ou de courir bêtement dans l’appartement.
Et Madère chantait en effet, les yeux fermés, essayant d’accompagner la voix, quand la clé avait tinté au loin dans la serrure.
Avant de gagner le centre de la pièce, elle avait déplacé le diamant sur le vinyle, qui s’était remis à tournoyer, avec la musique familière. Chaque fois qu’elle remettait ainsi la chanson, Madère montait un peu plus le son, couvrant imperceptiblement l’ensemble des bruits de la maison. Aussi, n’avait-elle rien entendu des pas étonnés qui se précipitaient dans la pièce, rien vu des sacs encombrés qui se jetaient sur le sol.
- Tu peux arrêter ça, s’il te plaît ? lui avait dit Gabrielle, en l’interrogant du regard.
Le rouge aux joues, Madère avait fait comme si de rien n’était, comme si elle n’était pas une vieille femme qui venait de passer deux heures à écouter la même chanson. Mais la musique hurlait sa honte dans la pièce. Pourquoi si fort ? se demanda-t-elle en se dirigeant faiblement vers le tourne-disque. Et elle comprit soudain, en dissimulant le 45-tours dans son tablier, à quel point elle s’oubliait et oubliait tout ainsi que le reste dès que ses accords résonnaient en elle.
- Bon, j’y retourne, dit-elle avant de se remettre à sa table, le dos tourné, plongée dans ses coupes, prisant, reprisant, rapiéçant dans la chambre.

La chanson racontait une histoire… Madère ne l’avait découvert que petit à petit, en déchiffrant ses mots qui ruisselaient dans une langue étrangère. C’était une histoire héroïque, il y avait une femme et ses enfants. Et cela se terminait mal.
L’air qu’elle écoutait en boucle était un prélude au refrain. C’était le plus beau morceau, ses notes étaient pleines d’espoir, elles l’emportaient vers la joie, avant de plonger subitement dans les graves.
Il lui suffisait de l’entendre une fois pour garder la mélodie en tête. Secrètement, elle l’accompagnait ensuite dans chacun de ses pas, ressuscitait son courage, lui donnant la force d’affronter le matin, de sortir de sa pièce. En gros, c’est elle qui lui permettait de se lever, de travailler et de vivre. C’était bien plus qu’un chant en fait, et elle l’avait livré à l’ennemi.

Durant quelques jours, elle se demanda si elle pourrait l’écouter de nouveau sans cette honte qui l’avait envahie soudain devant Gabrielle et les enfants. Quand ses yeux se posaient sur le tourne-disque, le souvenir de la scène revenait la brûler et elle détournait les yeux. Mais elle ne pouvait rien faire sans cet air, c’était impossible, ses doigts étaient trop lourds, et ses jambes paresseuses. Aussi fredonnait-elle la chanson dans le silence de son âme, en attendant qu’ils partent.
Au fil des ans, elle ne s’en était curieusement jamais lassée. Peut-être à cause de cette langue à la fois étrange et familière. Peut-être aussi, se dit-elle, parce qu’elle l’entendait depuis le début selon un compte-goutte toujours plus limité.
Elle l’avait découverte il y a plus de quarante ans, qui s’échappait de la porte entrouverte d’un magasin de Sireli. Emballée, elle l’avait immédiatement ramenée chez elle, et l’avait jouée une fois, puis une deuxième, et une troisième, en passant la serpillière.
- Tu écoutes toujours la même chose, lui avait reproché son mari.
Le morceau avait trop d’entrain probablement (et tant de tristesse en même temps), c’était sûrement trop de bonheur pour être partagé, quelque chose de trop beau pour être écouté en public. Elle s’était donc résignée à la garder pour elle.
Puis, le cousin Harek, un soir lors d’un dîner en famille, pour Pâques ou pour Noël, avait joué son disque devant tout le monde.
Un silence hébété était tombé sur la salle à manger.
- C’est épouvantable, ça, vous aimez ? avait demandé sa belle-mère.
Madère s’était donc dit que c’était trop encore de laisser traîner ce disque au milieu des autres. Il faut croire que c’était son plaisir à elle, celui qu’on lui avait destiné. D’ailleurs, le chanteur était mort depuis longtemps déjà, et on ne trouvait plus ses disques nulle part. C’était une satisfaction qui lui était réservée, personnellement… Et voilà qu’elle les avait livrées, la voix et son entrain, à ce visage fermé qui était celui de Gabrielle !

Madère avait toujours préféré sa fille, qui venait la chercher avec ses rires, tandis que son fils restait quoi qu’on fasse engoncé dans son mutisme. Il était fait d’une pierre mal embouchée, pareille à celle de son père, qui avait forgé des générations d’hommes portant le même nom que lui.
Aussi, quand on lui avait donné le choix, elle avait demandé à vivre chez Gabrielle, se faisant toute petite, pour ne pas gêner, dormant sur le matelas cabossé de sa chambre, mijotant, repassant, raccommodant, sans se faire voir. Elle ne sortait dans la maison que lorsqu’il n’y avait personne, son 45-tours sous le bras. Gabrielle ne lui avait jamais rien dit, mais elle savait qu’elle devait se comporter ainsi. Après tout, c’était un temps d’exode et de conflit : chacun devait se résigner à des sacrifices.
Après la guerre, lorsque les enfants de sa fille étaient venus au monde, elle s’en était occupée un par un. Et dès qu’ils avaient pu marcher, elle les avait laissés à leur mère. Là encore, une règle tacite lui dictait sa conduite. Celle-ci lui coûtait peu, finalement, tant qu’elle avait ses moments à elle, seule avec la chanson.
Mais voilà maintenant qu’ils ne quittaient plus l’appartement. Depuis le jour où on l’avait surprise, il y avait toujours quelqu’un dans les parages : Gabrielle ou son mari, les enfants et leurs amis… Madère s’impatientait, se disant au fond d’elle néanmoins qu’ils finiraient par se fatiguer. Jamais ils ne pourraient tenir ainsi, de manière perpétuelle, et quelque chose inévitablement les pousserait à sortir.
Au bout d’une dizaine de jours, son fils fut invité, avec sa femme, Danielle Grimance, cette bourgeoise désenchantée.
C’est elle qui apporta le cadeau : un petit objet gris, métallisé, compact.
Tout en déballant, on appela Madère, qui s’avança en hésitant. Les enfants se mirent à rire. Sa fille Gabrielle la regarda avec un sourire :
- Tu vois, la mère, on va enfin pouvoir remplacer ton vieux tourne-disque.
Hein ? Et la mère se tourna vers le meuble où aurait dû se trouver la chaîne, massive et colossale.
- Je l’ai fait emporter ce matin. On va aussi pouvoir jeter tout ça, ajouta Gabrielle en montrant ses vieux vinyles. Je ne les écoutais plus de toute façon, les enfants m’en ont téléchargé la plupart…
Mais la mère ne répondit rien, s’enferma d’urgence en elle-même, pour tenter de rattraper ce qui lui échappait déjà, l’air qu’elle n’entendrait plus, celui qui était encore un peu là dans son esprit, mais allait bientôt s’effacer.

Naïri Nahapétian

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